IV
AVIS DE TEMPÊTE
Bolitho se tenait au centre du hangar désert. Il laissa à ses yeux le temps de s’habituer aux formes et aux ombres. Le bâtiment était une grande et solide construction qu’éclairaient, si l’on peut dire, quelques fanaux à la flamme tremblotante pendus à de longues chaînes au bout desquelles ils se balançaient, pour limiter les risques d’incendie. Ces mouvements vous donnaient l’impression d’être à bord.
La nuit tombait, mais, contrairement aux autres soirs, l’obscurité était peuplée de bruits divers, craquements et claquements secs des palmes, clapotis irrégulier des vaguelettes sous le plan incliné où l’on avait placé l’allège pour la préparer avant la longue traversée vers le sud. Le hangar était une vraie ruche. Des charpentiers et des marins luttaient contre la montre pour mettre en place des pompes de cale supplémentaires et fixer des jarres contre le bordé. On pourrait ainsi les déplacer en faisant la chaîne si cela était nécessaire.
Après sa marche le long du rivage, Bolitho avait du sable dans ses chaussures. Il avait repassé ses plans dans sa tête pour la centième fois. Jenour était resté avec lui, mais respectait son besoin d’être seul, au moins avec ses pensées.
Il écoutait le clapot, le doux bruissement du vent sur le toit en mauvais état. Ils avaient fait des vœux pour que le vent se levât ; à présent, il risquait de forcir et de se retourner contre eux. Si l’allège était pleine à ras bord avant qu’ils eussent atteint le point de rendez-vous, il aurait à décider de la conduite à tenir. Ou bien il envoyait le Thor près de la côte sans soutien, ou bien il reportait l’assaut. Il revoyait les yeux de Somervell, son air dubitatif. Non, il n’allait pas renoncer à attaquer ; songer à l’autre éventualité n’avait pas de sens.
Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui aux ombres noires et immobiles. Squelettes de vieilles embarcations, carcasses d’autres bateaux en cours de construction. L’air sentait la peinture, le goudron, le chanvre. Chose étrange, ces senteurs le remuaient toujours autant, après toutes ces aimées passées en mer.
Il se rappelait les abris à bateaux de Falmouth, là où Hugh, son frère, lui-même et parfois leurs sœurs exploraient tous les recoins secrets. Ils jouaient aux pirates et aux princesses en péril. Il sentit un pincement au cœur en songeant à sa fille, Elizabeth. Lorsqu’il l’avait prise dans ses bras pour la première fois, avec tant de gêne, elle avait joué avec ses épaulettes et ses boutons dorés.
Au lieu de les rapprocher, Belinda et lui, cette enfant avait eu l’effet inverse. L’une de leurs disputes était née lorsque Belinda lui avait annoncé qu’elle voulait une gouvernante pour sa fille ainsi qu’une nurse pour s’occuper d’elle. Cela, et son intention d’aller s’installer à Londres, avait mis le feu aux poudres.
Un jour, elle s’était exclamée :
— Ce n’est pas parce que vous avez été élevé à Falmouth avec les enfants du village que vous devez me refuser de donner à Elizabeth une chance de se hisser plus haut, de tirer parti de ce que vous êtes devenu.
La délivrance avait été difficile, Bolitho était en mer. Le médecin avait déconseillé à Belinda d’avoir un autre enfant. Une certaine froideur s’était installée entre eux, froideur que Bolitho avait du mal à admettre et à comprendre. Une autre fois, elle lui avait dit d’un ton sec :
— Je vous avais prévenu dès le début, je ne suis pas Cheney. Si nous ne nous étions pas ressemblées à ce point, j’imagine que vous seriez allé chercher ailleurs !
Bolitho avait bien essayé de briser cette barrière, de la ramener à lui et d’apaiser ainsi son angoisse. Il aurait aimé lui dire l’exacte vérité sur l’état de son œil et en tirer éventuellement les conséquences.
Au lieu de cela, il l’avait retrouvée à Londres, dans une ambiance d’hostilité, d’amertume que tous les deux allaient regretter.
Il effleura ses boutons, ce qui le fit se souvenir d’Elizabeth. Elle avait tout juste seize mois. Il regarda autour de lui, saisi soudain par le désespoir. Elle ne jouerait donc jamais dans un hangar à bateaux comme celui-ci ? Elle ne gambaderait donc jamais dans le sable pour rentrer sale et crottée dans une maison où elle serait aimée et cajolée ? Il soupira, et Jenour réagit immédiatement :
— Le Thor a dû faire une bonne partie de la route, sir Richard ?
Bolitho hocha la tête. La galiote avait appareillé au cours de la nuit précédente. Dieu seul savait si des espions avaient déjà glané quelques renseignements sur la mission qui lui était assignée. Bolitho avait fait en sorte que la rumeur se répandît : le Thor devait prendre l’allège à la remorque pour la conduire à Saint Christopher. Glassport lui-même avait mis un mouchoir sur sa rancœur. Il lui avait fourni quelques caisses sur lesquelles on avait indiqué en évidence le nom de l’officier qui commandait là-bas et le port de destination.
Mais peu importait, il était trop tard. Il était peut-être même déjà trop tard lorsqu’il avait insisté pour devancer son escadre, afin de trouver à sa façon le moyen de procurer au roi l’or dont il avait besoin. Un désir de mort. Cette idée le tourmentait comme une épine. Il finit par répondre :
— Imrie doit être bien content d’être en mer.
Jenour regardait la haute silhouette. L’amiral avait ôté sa coiffure et dénoué sa cravate, comme pour tirer tous les bienfaits de la promenade qu’il venait de faire en bord de mer.
Bolitho n’avait pas remarqué qu’on l’observait. Il pensait à ses commandants. Sur un point au moins, Haven avait raison. Les trois autres vaisseaux de sa petite escadre n’étaient toujours pas rentrés à Port-aux-Anglais. Ou bien la goélette de Glassport n’avait pas réussi à les retrouver, ou bien les commandants avaient décidé chacun de son côté de prendre tout leur temps. Il songea aux visages de ceux qu’il avait réunis dans la grand-chambre. Thynne, du vaisseau de troisième rang Le Tenace, qui finissait de réparer les avaries causées par la tempête. C’était le seul capitaine de vaisseau ancien. La première impression qu’il avait laissée à Bolitho avait été la jeunesse, en second lieu était venue celle de nonchalance polie. Ils connaissaient tous feu Price et peut-être considéraient-ils la stratégie de Bolitho comme du vol, un vol dont leur amiral entendait tirer profit.
Il montrait à Jenour davantage d’intérêt. Non pas que son jeune aide de camp eût l’expérience et la sagesse nécessaires pour se livrer à des commentaires judicieux, mais parce qu’il avait besoin de partager ses réflexions avec quelqu’un en qui il eût confiance.
Jenour avait insisté, sans surprise :
— Ils connaissent tous vos faits d’armes, sir Richard. Ils suffiraient à n’importe qui !
Bolitho l’observait. Un jeune homme agréable, plein d’allant, qui ne lui rappelait personne de connu. Peut-être était-ce précisément pour cette raison qu’il l’avait choisi. Pour cette raison, et également pour sa connaissance agaçante de ses exploits, de ses vaisseaux, de ses combats.
Les trois bricks, Le Défenseur, Le Tétrarque et la lesta, devaient lever l’ancre le lendemain, avant de reprendre la mer avec leur navire amiral. Il fallait espérer qu’ils n’allaient pas se jeter dans les bras des frégates ennemies avant même d’avoir atteint la mer d’Espagne. A eux trois, ils ne totalisaient que quarante-deux pièces de petit calibre. Si seulement la corvette avait reçu le signal qui lui donnait l’ordre de rentrer ! La Phèdre, elle, au moins, ressemblait à une frégate légère et dans des mains expertes pouvait accomplir la besogne de deux. Ou bien songeait-il une fois encore à son premier commandement, à la chance qu’il avait connue à son bord ?
Il se dirigea lentement vers l’extrémité de la cale de lancement qui plongeait dans le clapot assez rude. L’eau était noire comme l’ébène, on apercevait çà et là quelques ombres et les reflets des feux, ou, pour l’Hypérion, les rangées régulières des sabords ouverts. Une brise tiède soulevait ses basques, et il essaya de se souvenir de la carte, de ces six cents milles jalonnés par des faux-semblants de balises, au plus haut point aléatoires.
Il essayait de garder son calme lorsqu’il songeait à Haven. Ce n’était pas un lâche, mais on le sentait marqué par d’autres peurs plus profondes. Il pouvait bien croire au fond ce qu’il voulait sur le fait d’avoir reçu le commandement d’un vieux cheval de retour comme l’Hypérion, Bolitho avait une expérience différente. Le navire, quelle que fût son ancienneté, se montrait meilleur marcheur que bien d’autres. Il eut un sourire triste en se rappelant le jour où, jeune capitaine de vaisseau, il en avait pris le commandement. Il avait navigué si longtemps sans bénéficier du moindre carénage qu’il se tramait lamentablement. En dépit de sa doublure de cuivre, il traînait derrière lui des algues longues de plusieurs yards, si bien que, toute la toile dessus, il se traînait à la moitié de la vitesse de ses conserves.
Il était exceptionnel qu’un commandant se permît de s’opposer à son amiral, qu’il le détestât ou non. Gravir les échelons était déjà suffisamment difficile pour que l’on n’y ajoutât pas des obstacles supplémentaires. Haven déjouait toutes les tentatives qu’il faisait pour établir un contact personnel ; ainsi, pendant leur traversée qui les amenait d’Angleterre, au mépris de la tradition qui aurait voulu qu’il s’assît à sa table, il était resté dans son coin tandis que Bolitho invitait quelques-uns des officiers subalternes. Il songea au portrait de cette jolie jeune femme, l’épouse de Haven. Etait-elle la cause de sa mauvaise humeur ? Il fit la grimace dans l’ombre. Voilà une chose au moins qu’il comprendrait fort bien.
Un petit bateau de pêche noyé dans l’obscurité passait près du plus proche des bricks au mouillage. Il pouvait aussi bien aller porter un message à l’ennemi. Si les Espagnols découvraient ses intentions, l’amiral de La Havane allait faire appareiller toute une escadre dès qu’il aurait été informé.
Il était temps de regagner le quai où l’attendait son canot, mais il rechignait à rentrer. Tout était calme en ces lieux, où il tournait le dos au danger et aux contraintes de sa charge.
Le bateau de pêche s’était évanoui, sans se douter des pensées qu’il avait suscitées.
Bolitho regardait les sabords éclairés de l’Hypérion. On aurait dit que le navire se cramponnait aux derniers rayons flamboyants du soleil couchant, ou encore qu’il brûlait de l’intérieur. Il songeait aux six cents âmes entassées dans cette coque arrondie, étreint par le poids des responsabilités qui, s’il les exerçait mal, pouvaient les faire disparaître toutes.
Ces hommes ne demandaient pas grand-chose, et même ce qu’il y avait de plus rudimentaire comme confort leur était trop souvent refusé. Il imaginait fort bien tous ces êtres sans visage, les fusiliers dans leurs « casernes », comme ils baptisaient la tranche qui leur était attribuée, nettoyant et fourbissant leurs équipements. Installés à des tables entre les affûts, quelques marins étaient de garde. D’autres taillaient des sculptures délicates ou fabriquaient de minuscules maquettes faites de bois et d’os. Des marins aux doigts rendus rugueux par le goudron et les cordages, capables pourtant de faire de telles merveilles ! Les aspirants – ils étaient huit à bord de l’Hypérion – faisaient leurs devoirs pour préparer leurs examens et accéder au statut divin d’enseigne de vaisseau. Ils travaillaient parfois à la seule lueur d’une maigre chandelle, une simple mèche dans un vieux coquillage.
Il ne connaissait pas encore très bien les officiers, n’ayant eu avec eux que de brefs contacts sur le pont ou lorsqu’il les avait invités à dîner dans ses appartements. Avec le temps, ils révéleraient ce dont ils étaient capables ou non. D’un coup de chapeau, Bolitho chassa un insecte qui bourdonnait dans le noir. Au moment où il faisait demi-tour pour remonter vers le hangar, il entendit les chaussures de Jenour qui crissaient sur le sol rocailleux. Puis les roues d’une voiture, un cheval qui piaffait, un homme qui parlait pour le calmer. Jenour lui glissa d’une voix rauque :
— Il y a une dame, sir Richard !
Bolitho se retourna, son cœur qui battait disait trop ce qu’il ressentait. Pas besoin de se demander qui cela pouvait bien être à cette heure. Peut-être au plus profond de lui-même l’attendait-il, espérant qu’elle viendrait le retrouver. Et pourtant, il savait qu’il s’agissait d’autre chose. Il se sentait désarmé, comme si on l’avait déshabillé.
Ils se retrouvèrent sous l’étrave élancée d’un vieux bateau, et Bolitho vit qu’elle était enveloppée des pieds à la tête dans un long manteau dont la capuche cachait à demi ses cheveux. Il aperçut un peu plus loin une voiture arrêtée sur la route. Un homme se trouvait à hauteur de la tête du cheval et deux petites lanternes jetaient des reflets orangés sur le harnachement.
Jenour s’apprêtait à s’éloigner, mais elle balaya d’un geste ses excuses et lui dit :
— La chose est dans les règles. Une servante m’accompagne.
Bolitho s’approcha, mais elle se garda de faire un pas dans sa direction. Son manteau la dissimulait totalement, hormis l’ovale du visage et une chaîne d’or qu’elle portait autour du cou et qui luisait dans l’obscurité.
— Vous partez de très bonne heure, commença-t-elle sur le ton du simple constat. Je suis venue vous souhaiter bonne chance et, quoi qu’il advienne…
Elle avait la voix un peu traînante. Bolitho lui tendit la main, mais elle réagit vivement :
— Non, ce n’est pas convenable.
Si nulle émotion ne teintait son propos, il en transparaissait abondamment dans le ton de sa voix.
— Vous avez rencontré mon mari ?
— Oui.
Bolitho essayait de distinguer ses yeux, mais ils étaient plongés dans l’ombre.
— J’ai eu envie de vous parler, de savoir ce que vous avez fait.
Elle releva le menton.
— Depuis que vous m’avez quittée ? – et, se détournant : Mon mari m’a parlé de votre entretien. Vous l’impressionnez, et il n’admire guère les autres, d’ordinaire. Le fait que vous connaissiez le nouveau nom de cette frégate…
Bolitho insista :
— J’ai besoin de parler, Kate.
Un frisson la parcourut, puis elle répondit calmement :
— Un jour, je vous ai demandé de m’appeler ainsi.
— Je sais. Je n’ai pas oublié.
Il haussa les épaules. Il sentait qu’il lâchait pied, qu’il allait perdre cette bataille sans avoir pu se battre.
— Ni moi non plus. J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver, comme si j’espérais qu’avec le temps je finirais par ne plus éprouver ce que j’avais ressenti. La haine ne me suffisait pas… J’étais blessée, je saignais à cause de vous, conclut-elle.
— Je ne le savais pas.
Elle ne l’entendit pas.
— Croyiez-vous que votre vie comptait si peu pour moi que j’aurais pu voir les années passer et ne pas être blessée ? Des années que je ne pourrais jamais partager… Croyiez-vous vraiment que je vous aimais si peu ?
— Je croyais que vous aviez tourné la page, Kate.
— Peut-être est-ce ce que j’ai fait. Plus rien ne s’offrait à moi. Je désirais votre réussite plus que toute chose, je vous souhaitais d’être reconnu pour ce que vous êtes. Auriez-vous apprécié de voir les gens ricaner à mon passage, comme ils font quand ils voient la putain de Nelson ? Comment auriez-vous encaissé cette tempête-là, pouvez-vous me le dire ?
Bolitho entendit un bruit de chaussures, Jenour qui s’éloignait. Mais il s’en moquait.
— Je vous en prie, laissez-moi au moins une chance de m’expliquer.
Elle secoua négativement la tête.
— Vous en avez épousé une autre, vous avez un enfant, je crois.
Bolitho laissa tomber ses bras.
— Et vous ? Vous l’avez épousé ?
— Lui ?
Elle tendit une main hors de son manteau, mais la rentra aussitôt.
— Lacey avait besoin de moi, je me savais capable de l’aider. Comme je vous l’ai déjà dit, j’avais besoin de sécurité.
Ils se regardèrent en silence. Elle reprit :
— Prenez bien garde, vous vous embarquez dans une folle aventure. Je ne vous reverrai probablement jamais.
— J’appareille demain. Mais alors, c’est certainement lui qui vous a raconté cela !
Pour la première fois, la passion et la colère lui avaient fait hausser la voix.
— Ne me parlez pas sur ce ton ! Je suis venue ce soir à cause de l’amour, en lequel je crois. Pas par esprit de revanche ni par pitié. Si vous croyez…
Il s’avança et lui prit le bras à travers son manteau.
— Ne partez pas sur un coup de colère, Kate.
Il s’attendait à la voir s’arracher de sa prise et courir à sa voiture. Mais quelque chose dans le ton de sa voix sembla la retenir. Il insista :
— Lorsque je pense que je pourrais ne jamais vous revoir, je me sens coupable, car je sais que je ne pourrai pas le supporter.
— C’est vous qui en avez décidé ainsi, répondit-elle dans un souffle.
— Ce n’est pas totalement exact.
— Diriez-vous à votre femme que vous m’avez revue ? J’ai cru comprendre qu’elle était très belle. Vraiment, le feriez-vous ? – puis, se reculant un peu : Votre silence vaut un aveu.
— Ce n’est pas le cas, lui répondit amèrement Bolitho.
Elle se retourna pour regarder sa voiture, et Bolitho vit sa capuche tomber de sa tête. La lumière des lanternes se reflétait sur ses boucles d’oreilles. Celles qu’il lui avait données. Elle fit enfin :
— S’il vous plaît, partez.
Lorsqu’il fit mine de s’approcher, elle recula.
— Demain, je verrai les vaisseaux quitter la terre… – elle mit la main sur son visage : Je ne ressentirai rien du tout, Richard, dit-elle, parce que mon cœur, dans l’état où il est, s’en ira avec vous. Et maintenant, partez !
Elle fit demi-tour et s’éloigna en courant du hangar, son manteau virevoltant autour d’elle, jusqu’à sa voiture.
Jenour dit d’une voix étranglée :
— Je suis vraiment désolé, sir Richard…
Bolitho se tourna vers lui :
— Il serait peut-être temps de grandir, monsieur Jenour !
Jenour lui courut après, tout chamboulé de ce qu’il avait vu et de la scène à laquelle il avait involontairement assisté.
Bolitho s’arrêta près de la jetée et se retourna. Les lanternes de la voiture étaient immobiles, il savait qu’elle le regardait, malgré la nuit.
Il entendit le canot qui s’approchait et se sentit soudain plein de gratitude. La mer le réclamait.
Ils étaient depuis trois jours en mer lorsque Bolitho, à midi, monta sur le pont et commença sa promenade du bord au vent. Cette journée était semblable aux précédentes, comme si rien, pas même les hommes de quart, n’avait changé.
Il se protégea les yeux pour observer la flamme en tête de mât. Le vent n’avait pas tourné, travers tribord, et levait une longue houle régulière qui s’étendait à l’infini dans toutes les directions. Il entendit le timonier qui rendait compte : « En route au suroît quart ouest, monsieur ! » Bolitho savait bien que ce compte rendu était destiné à lui-même plus qu’à l’officier de quart.
Il contemplait la longue houle, l’aisance avec laquelle l’Hypérion soulevait son flanc pour la laisser se briser sur la muraille. Quelques hommes travaillaient dans les hauts, loin au-dessus du pont, le corps recuit ou la peau pelée selon le temps qu’ils avaient passé en mer. Rien ne s’arrêtait jamais. Épisser et mettre en place de nouvelles manœuvres, passer au goudron et remplir d’eau les embarcations saisies sur leurs chantiers pour éviter aux coutures de s’ouvrir par cette chaleur torride.
Bolitho sentit que l’officier de quart l’observait et essaya de rassembler tout ce qu’il savait à son sujet. Au combat, la différence entre gagner et perdre se jouait à un seul homme. Il dépassa lentement les filets de branle. Vernon Quayle était quatrième lieutenant à bord de l’Hypérion, et, à moins d’être surveillé de près ou de se faire tuer, promettait de devenir un véritable tyran si jamais il se hissait jusqu’au commandement. Agé de vingt-deux ans, il appartenait à une famille de marins. Il avait l’air sombre, un vrai caractère de chien. Depuis leur départ d’Angleterre, trois hommes de sa division avaient subi le fouet. Haven devrait bien en toucher un mot à son second. Peut-être l’avait-il déjà fait, encore que, selon toute apparence, il n’y eût entre commandant et second aucun échange, sauf pour ce qui regardait la routine et la discipline.
Il essayait de ne pas penser à l’Hypérion qu’il avait connu. Si l’on pouvait dire d’un vaisseau de guerre qu’il avait eu de la chance, c’était bien de celui-là.
Il avança jusqu’à la lisse de dunette et examina le pont supérieur, qui est sur un vaisseau comme la place du marché.
Le maître voilier et ses aides étaient occupés à plier quelques longueurs de toile fraîchement réparée et reposaient paumelles et alênes. La cheminée de la cuisine laissait échapper une odeur nauséabonde, mais comment pouvait-on avaler du porc bouilli par cette chaleur ?
Il avait encore sur la langue le goût prononcé du café d’Ozzard, mais la simple idée d’avaler quelque chose de solide le rebutait. Il n’avait pas mangé grand-chose depuis l’appareillage de Port-aux-Anglais. L’inquiétude, la tension ? Ou bien était-ce qu’il se sentait coupable envers Catherine ?
Le lieutenant de vaisseau Quayle vint le saluer :
— Le Défenseur a pris son poste, sir Richard. La vigie me rendra compte toutes les demi-heures.
On aurait dit qu’il allait ajouter : « Ou bien je saurai pourquoi ! »
La coque du Défenseur avait disparu sous l’horizon, il serait le premier à signaler qu’il avait vu le Thor au point de rendez-vous. Ou qu’il ne l’avait pas retrouvé. Bolitho avait envoyé ce brick en avant à cause de son jeune commandant, William Trotter, un garçon intelligent du Devon qui l’avait impressionné au cours de leurs premières réunions. Lorsque tant de choses dépendent de la rapidité avec laquelle on voit, un peu de jugeote vaut autant que les meilleures vigies.
Le Tétrarque était quelque part à leur vent, prêt à intervenir si nécessaire, et la Vesta, très loin derrière, avait pour rôle de vérifier qu’ils n’étaient pas suivis par quelque étranger un peu trop curieux. Pour l’instant, ils n’avaient rien vu. On aurait dit que la mer était vide, qu’un terrible avertissement l’avait fait évacuer comme une arène.
Le lendemain, ils devaient être assez près de terre pour que la vigie fût capable de la reconnaître.
Bolitho avait discuté avec le maître pilote de l’Hypérion, Isaac Penhaligon. Haven avait bien de la chance, avec pareil homme d’expérience. Et moi aussi. Penhaligon était cornouaillais, de nom tout au moins. Il avait embarqué comme mousse dans son âge tendre, à sept ans, et n’avait guère mis le pied à terre depuis lors. Il avait environ soixante ans, son visage strié de rides profondes avait pris la couleur du cuir, mais ses yeux très vifs semblaient appartenir à un jeune homme qui se serait caché à l’intérieur de cette carcasse. Il avait servi à bord d’un paquebot, puis de différents vaisseaux de la Compagnie des Indes orientales pour finalement, comme il le disait lui-même, se dévouer au service du roi comme maître pilote. Sa connaissance et son expérience des océans, de leurs humeurs, étaient sans égales. Par un surcroît de chance, il avait autrefois navigué dans ces eaux où il s’était battu contre les boucaniers et les négriers. Il en avait tant vu que rien ne semblait l’étonner. Bolitho l’avait regardé pendant qu’il vérifiait les méridiennes, l’œil sur les aspirants dont les connaissances en navigation et en toute matière maritime reposaient entre ses mains. Toujours prêt à faire un commentaire assez rude lorsqu’ils se trompaient, il ne se montrait jamais sarcastique avec les jeunes messieurs, mais sévère, et il était évident qu’ils le craignaient.
Penhaligon, après avoir comparé ses cartes et ses propres notes avec les observations de Price, avait eu ce simple mot : « 'Savait naviguer, celui-là. » Ce qui était un fort beau compliment.
Un officier marinier s’approcha du lieutenant de vaisseau et le salua. Quayle s’en fut, et Bolitho se sentit heureux de se retrouver seul. Il avait surpris le regard de l’officier marinier : ce n’était pas seulement le respect dû à un officier, cela ressemblait plus à la crainte.
Il passa la main sur la lisse patinée, chauffée par le soleil. Il songeait à leur dernière rencontre dans le hangar à bateaux. La voix de Catherine, sa ferveur. Il fallait absolument qu’il la revît, ne fût-ce que pour s’expliquer. Mais expliquer quoi ? Cela ne servirait à rien qu’à la blesser davantage. A les blesser tous deux.
Elle lui avait paru inaccessible, elle voulait absolument lui dire le mal qu’il lui avait fait, et pourtant…
Le souvenir de leur première rencontre était encore brûlant. Elle l’avait couvert d’injures, lui reprochant la mort de son mari. Son second mari. Il y avait eu aussi celui dont elle ne parlait guère, un soldat de fortune de piètre réputation, mort en Espagne pendant une rixe de buveurs. Qui était-elle alors, d’où sortait-elle ? On avait du mal à l’imaginer, elle, la femme si séduisante et si éblouissante qu’elle était maintenant, avec le misérable qu’elle avait ému pendant un bref instant d’intimité.
Et Somervell ? Était-il vraiment aussi froid, aussi indifférent qu’il le paraissait ? Ou bien était-il seulement insolent, amusé peut-être de voir se réveiller de vieux souvenirs, qu’il pouvait à sa guise oublier ou utiliser ?
Saurait-il jamais, ou passerait-il le reste de ses jours à se souvenir de ce qui n’avait été qu’un instant fugitif, en sachant qu’elle l’observait de loin, guettant ce qu’il faisait ou apprenant qu’il était tombé au combat ?
Quayle était allé près de la barre et s’en prenait on ne savait pourquoi à l’aspirant de quart. Comme les autres, il était bien habillé, mais il devait dégouliner par cette chaleur.
Si Keen avait été son capitaine de pavillon, il aurait…
— Allez me chercher mon domestique ! ordonna Bolitho.
Quayle sursauta :
— Tout de suite, sir Richard !
Ozzard émergea de la pénombre et resta planté là au soleil, les yeux à demi clos. Il ressemblait plus que jamais à une taupe. Humble, fidèle, toujours prêt à servir Bolitho quand il le pouvait. Il lui avait même fait la lecture lorsqu’il était à demi aveugle et, plus tôt, lorsqu’il avait été touché par une balle de mousquet. Soumis et timide, mais, sous ces apparences, c’était un tout autre homme. Il avait de l’éducation ; un homme de loi l’avait autrefois employé comme commis. Il s’était enfui, et engagé pour éviter les poursuites ou même, disaient certains, la corde du gibet.
— Prenez mon manteau, je vous prie, lui demanda Bolitho.
Ozzard ne broncha même pas lorsque l’amiral posa le manteau sur son bras avant de lui tendre son chapeau.
Ceux qui étaient là observaient, mais le lendemain Haven pourrait autoriser ses officiers à se tenir sur le pont en bras de chemise au lieu de souffrir en silence. S’il fallait porter l’uniforme pour avoir l’air d’un officier, alors, il y avait bien peu à en espérer.
Ozzard esquissa un timide sourire, avant de retrouver l’abri bienvenu de l’obscurité.
Il connaissait toutes les facettes de Bolitho, ses moments d’excitation ou de désespoir. Et ceux-ci étaient trop nombreux à son goût.
Il passa près du fusilier de faction et entra dans la grand-chambre : l’univers qu’il partageait avec Bolitho, un monde où les grades n’avaient plus d’importance. Il souleva le manteau pour inspecter les traces de goudron ou d’éventuelles traînées d’écume. Puis il s’observa dans la glace et plaqua le vêtement sur sa frêle silhouette ; il lui tombait aux chevilles ; il se mit à sourire de lui-même.
Il le serra fortement en repensant à cette terrible journée, le jour où son homme de loi l’avait libéré plus tôt qu’à l’ordinaire.
Il avait trouvé en rentrant chez lui sa jeune femme, nue dans les bras d’un homme qu’il connaissait et estimait depuis des années.
Ils avaient essayé de se jouer de lui et il les regardait fixement, il se sentait mourir.
Plus tard, lorsqu’il avait quitté la petite maison sur la Tamise, à Wapping Wall, il avait lu le nom du cordonnier qui habitait en face de chez lui. Tom Ozzard, écrivain. Il avait décidé que ce serait désormais sa nouvelle identité.
Il ne s’était pas retourné une seule fois vers la pièce où il avait imposé à grands coups de hache silence à leurs mensonges. Il avait taillé, massacré, jusqu’à ce que les restes n’eussent plus forme humaine.
Il était tombé sur le détachement de presse à Tower Hill. Ceux-là n’étaient jamais bien loin, toujours à la recherche de volontaires ou de quelque ivrogne qui moyennant une pièce se retrouverait à bord d’un vaisseau de guerre jusqu’à ce qu’on le renvoyât dans ses foyers ou jusqu’à sa mort.
L’enseigne qui commandait le détachement l’avait regardé avec une certaine circonspection et non sans amusement. Des marins de première bourre, de solides jeunes gens, voilà ce dont le roi avait besoin.
Ozzard replia soigneusement le manteau. Depuis, les choses avaient changé. Pour peu qu’ils eussent la chance d’en trouver, des estropiés à deux béquilles faisaient l’affaire.
Tom Ozzard, domestique d’un vice-amiral, effrayé, non, terrifié au combat lorsque le navire tremblait et tressaillait autour de lui, homme sans passé et sans avenir.
Un jour, tout au fond de son cœur, Ozzard le savait bien, il retournerait à la petite maison de Wapping Wall. Alors et alors seulement, il terminerait ce qu’il avait commencé.
De la vigie de hune, recroquevillée dans le croisillon de chouque, jusqu’à Allday, allongé dans son hamac et qui dormait après avoir avalé plusieurs godets, d’Ozzard à l’homme de la grand-chambre qu’il servait, tous ne pensaient qu’au lendemain.
Avec toutes ses années, après avoir parcouru tant et tant de lieues, l’Hypérion en avait vu passer beaucoup, des gens de leur gabarit.
Au-delà du trident brandi par la figure de proue, l’horizon. Et plus loin encore, seule la destinée savait ce qu’elle leur réservait.